La France est structurellement foutue

Le 16 janvier 2024, un convoi de 400 tracteurs encercle Toulouse. Trois mois plus tard, c’est au tour des médecins de fermer leurs cabinets. En septembre, les cheminots paralysent le pays. Entre-temps, le gouvernement aura utilisé le 49-3 onze fois, contourné deux votes parlementaires, et vu son budget rejeté par sa propre majorité. La France ne traverse pas une crise. Elle est la crise. Un pays qui ne sait plus avancer qu’en explosant, réformer qu’en forçant, gouverner qu’en ignorant. Certains y voient l’expression d’une démocratie vivante. C’est confondre l’agonie avec la vitalité.

Mais ce désordre apparent masque une vérité plus profonde, plus structurelle. La France ne dysfonctionne pas malgré ses institutions. Elle dysfonctionne à cause d’elles.

Dans The Narrow Corridor, Daron Acemoglu et James Robinson proposent une grille de lecture simple mais puissante : les sociétés prospèrent lorsque le pouvoir de l’État est contenu par des contre-pouvoirs institutionnels. Le Léviathan doit être fort — mais attaché. Trop faible, l’anarchie guette. Trop libre, c’est la tyrannie. Entre les deux, un couloir étroit, fragile, mais fécond. C’est là que naît la liberté durable.

La France, elle, est coincée à la porte. Et elle s’y cogne régulièrement.

Daron Acemoglu, Simon Johnson et James A. Robinson travaillent tous les trois aux États-Unis sur la façon dont les institutions sont formées et affectent la prospérité.

Une architecture politique faite pour concentrer

Le problème français commence au sommet. Dans la plupart des démocraties libérales, le pouvoir se répartit : entre exécutif et législatif, entre niveaux de gouvernement, entre acteurs publics et privés. En France, tout converge vers l’Élysée. Le président décide, nomme, oriente, impose. Le parlement suit, ou est contourné. Les contre-pouvoirs ? Accessoires.

Cette logique verticale imprègne tout le système : préfets nommés par Paris, budget centralisé à Bercy, administrations rétives à la délégation. Les collectivités locales ? Dépendantes. Les syndicats ? Marginalisés. Les partis ? Absorbés par la mécanique présidentielle. Même les élites médiatiques gravitent autour du pouvoir comme des planètes autour du soleil.

Le résultat : un État capable de tout décider, mais incapable de convaincre. Et donc, souvent, incapable d’agir.

Une société civile qui crie parce qu’elle ne peut pas peser

Ce déséquilibre institutionnel a une conséquence visible : l’explosion régulière de la colère dans la rue. En l’absence de leviers pour participer réellement à la décision publique, les citoyens n’ont qu’une option pour se faire entendre : bloquer.

C’est une forme de dialogue primitif, mais logique : l’État impose, la société répond par la force. Le vote ne suffit pas ; les corps intermédiaires sont faibles ; la justice est lente. Alors on manifeste. Encore. Et encore.

Le paradoxe est cruel : plus l’État concentre le pouvoir, plus il suscite la défiance, plus il se bunkerise. Le cercle vicieux est connu : décisions verticales → ressentiment → colère dans la rue → durcissement de l’État. Et retour au point de départ.

Protests in Paris against the pension reform April 2023.

Les autres pays ne sont pas “meilleurs” — ils sont mieux conçus

Ce n’est pas que les Suisses soient plus raisonnables, ni que les Américains soient plus sages. C’est que leurs institutions les obligent à se contenir mutuellement.

En Suisse, personne ne gouverne seul. Le pouvoir est partagé par construction : sept ministres de partis différents doivent s’accorder, et les citoyens peuvent convoquer des référendums plusieurs fois par an. Le compromis n’est pas une option : c’est une contrainte.

Aux États-Unis, l’exécutif peut vouloir ; encore faut-il que le Congrès vote, que les tribunaux valident, que les États appliquent. Le droit devient un champ de bataille institutionnalisé, un substitut à la rue. Le système est souvent lent, parfois bloqué — mais il avance parce qu’il apprend à composer. Il transforme le conflit en procédure.

Dans les deux cas, c’est la structure elle-même qui génère la discipline. Le pouvoir ne peut pas aller trop loin, parce qu’il est borné à chaque étape.

La France, elle, court-circuite tous ses propres fusibles

Le Conseil constitutionnel n’est ni indépendant ni proactif. Il valide plus qu’il n’encadre. Les juridictions administratives sont surchargées. Les régions, elles, n’ont aucun vrai pouvoir normatif : pas de fiscalité autonome, pas de capacité à expérimenter à grande échelle.

Dans le langage du “Narrow Corridor”, la France est un cas typique de Despotic Leviathan bloqué : l’État est fort, mais précisément parce qu’il est fort, la société civile est trop faible pour l’encadrer, et ne peut donc pas le laisser croître. Pas de canalisation institutionnelle = pas d’évolution possible. La France ne peut pas élargir son couloir, parce qu’elle ne l’a jamais réellement construit.

Daron Acemoglu and his new book, “The Narrow Corridor.

Le résultat : une société qui proteste plus qu’elle ne gouverne

Tout cela engendre une pathologie politique : l’infantilisation démocratique. On attend tout de l’État, mais on n’a aucun moyen réel d’agir sur lui. Alors on râle. On descend dans la rue. On bloque des ronds-points. Et on recommence.

Pendant ce temps, ailleurs, les compromis se négocient, les arbitrages se font en commission, les citoyens participent autrement que par la grève ou la révolution.

La France n’a pas un problème de volonté politique. Elle a un problème de design institutionnel. Elle ne manque pas de courage, elle manque de leviers.

Corridor is equilibrium between power of society and power of state.

Et maintenant ?

Changer ce système ? Ce serait demander à ceux qui en bénéficient d’en réduire eux-mêmes la portée. Aucun président ne renoncera à ses pouvoirs. Aucun préfet ne proposera de rendre son autorité aux territoires. Aucun parti majoritaire ne se battra pour sa propre neutralisation.

Alors la France continue d’avancer en claudicant : réforme par la force, blocage par la rue, stagnation comme horizon. Les autres avancent par itération. Nous, par explosion.

On aime se penser comme une démocratie vibrante. Mais tant que notre système ressemblera à un colosse sur-centralisé sans contrepoids, nous resterons exactement ce que nous sommes : hors du corridor.